Depuis la parution du rapport conjoint des inspections générales des finances et des affaires culturelles, le 3 janvier dernier, le ministère de la Culture affiche fièrement la couleur sur la page d'accueil de son site internet : la culture, c'est 104,5 milliards d'euros, 3,2% de la richesse nationale, 670 000 emplois culturels...
Quelle bonne nouvelle ! Tous ceux qui défendent l'importance de la culture et de ce fait, des politiques publiques qui la soutiennent, peuvent être rassurés : la culture n'est pas seulement indispensable à l'humanité, elle est aussi fondamentale pour l'économie de notre pays. Ouf !
Une bonne nouvelle ? Est-ce aussi sûr que cela ? Regardons un peu dans le détail, parmi la masse d'informations présentée dans ce rapport, ce qui devrait nous inciter à un peu de prudence notamment dans les secteurs qui nous intéressent au premier chef : le spectacle vivant et la transmission des savoirs.
Publicité et accès aux savoirs et à la culture, même combat ?
Lorsque l'on examine de plus près les secteurs d'activité intégrés dans le domaine culturel, l'hétérogénéité peut étonner : se retrouvent ainsi pêle mêle, des secteurs qui relèvent de l'industrie culturelle (livre, cinéma, par ex.) et des secteurs d'activité à but non lucratif (transmission des savoirs), des secteurs revendiqués par d'autres branches (confection, gestion des réserves naturelles, construction) et des industries qui concourent à l'image nationale sans être culturelles (l'industrie du luxe). L'inclusion de certaines branches telles que la publicité et l'architecture peut également nous interroger : l'intégralité du champ d'activité de ces deux secteurs ne relève pas du domaine créatif, loin s'en faut.
Mais que dirait-on si l'on intégrait à la filière agricole et agroalimentaire, la contribution économique des lycées agricoles et de l'enseignement supérieur agricole ? Imagine-ton ainsi réellement mesurer la valeur ajoutée de l'enseignement agricole comme on le fait pour la production de poireaux ? et les comparer ? C'est pourtant ce que ce rapport propose dans le cas de l'enseignement artistique.
Evaluer la valeur ajoutée de l'enseignement artistique, quelle aventure...
Et la mesure de la "valeur ajoutée" des bibliothèques ou des conservatoires peut laisser perplexe... Ces secteurs ne bénéficiant pas d'un suivi au niveau élémentaire dans la comptabilité nationale, leur valeur ajoutée est calculée au prorata de leur importance au sein d'un secteur plus vaste : la valeur ajoutée de l'enseignement artistique est donc évaluée à 2% de la valeur ajoutée totale de l'activité d'enseignement...
Là, il va falloir vous accrocher un peu : rappelons que la valeur ajoutée d'un secteur est égale à la valeur de la production de ce secteur de laquelle sont déduites les coûts des consommations intermédiaires. Mais dans le cas d'une activité "non-marchande", la production est égale à son coût de production (i.e. les salaires des personnels et le coût des équipements). Donc la valeur ajoutée générée par l'enseignement est grosso modo, la masse salariale des professeurs + le coût des bâtiments et équipements (amortissement annuel ?) - les coûts de fonctionnement hors salaires (eau, chauffage, électricité etc.).
A 2% de cet ensemble, l'enseignement artistique pèse vraiment très peu ; la valeur ajoutée des conservatoires et écoles d'art est donc directement tributaire de l'évolution de l'enseignement général (l'éducation nationale ?).
Le calcul de la valeur ajoutée de l'enseignement artistique étant quelque peu acrobatique, l'ensemble des tendances et autres conclusions dans ce domaine doit être pris avec beaucoup, beaucoup, beaucoup de précautions !
Le spectacle vivant en recul sur la période
Le spectacle vivant reste le domaine à la fois le moins contestable en matière d'évaluation (périmètre cerné, sans ajouts à légitimité culturelle douteuse, champ statistique clair nécessitant peu d'estimations, etc.) et malgré l'importance donnée aux secteurs industriels purs, le plus important en matière d'apport à l'économie. Ouf ! les artistes peuvent souffler...
C'est aussi le secteur générant le plus grand nombre d'emplois (150 000).
Mais difficile de se féliciter de la performance du secteur culturel en 2011, alors que de nombreux domaines sont en recul sur la période considérée : la valeur ajoutée en volume du spectacle vivant n'augmente plus depuis 2002, et recule sensiblement depuis 2006. Preuve si l'en était que le secteur n'est pas aussi florissant qu'annoncé.
Vers une mesure de l'efficacité économique de l'intervention publique ?
Une fois évalué l'impact économique des différents secteurs, un rapprochement est réalisé avec les aides publiques provenant de l'état et des collectivités territoriales.
Outre certaines bizarreries (la ligne "transmission des savoirs et démocratisation de la culture" - programme 224 du budget du ministère de la culture - se voit attribuer les dépenses de personnel du ministère, soit les 2/3 du programme : c'est bien connu, le ministère tout entier est dédié à cette noble tache - Cette vision est modifiée dans le projet annuel de performance 2013), les conclusions tirées de cet exercice peuvent interpeller : les auteurs relèvent que deux activités concentrent une intervention publique forte (au regard de leur contribution économique), l'audiovisuel et l'accès aux savoirs.
Et là, encore une fois, attention à une lecture trop rapide : il est indispensable de se reporter au rapport intégral pour éviter de suivre les raccourcis proposés. Tout d'abord, même si les auteurs évaluent l'importance de la contribution des collectivités territoriales, l'analyse se limite à rapprocher le concours de l'Etat de la contribution économique du secteur. Exit donc les financements des collectivités.... En matière d'enseignement artistique ou de bibliothèques, cela restreint l'intérêt de l'exercice.
Ensuite, regardons d'un peu plus près ce que recouvre la dépense publique allouée au secteur de l'accès aux savoirs (catégorie qui regroupe les activités d'éducation et formation, les bibliothèques et les archives) : il s'agit des financements dédiés à certains opérateurs de l'Etat (2/3 du total - certains établissements d'enseignement supérieur, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque publique d'information, Universciences - rapprochement Cité des Sciences et Palais de la Découverte), des subventions directes (un quart du total pour les pôles supérieurs, écoles des Beaux Arts, et à la marge, les établissements d'enseignement artistique etc.) et des dépenses de l'Etat pour cette activité.
Difficile dans ces conditions de tirer une conclusion sur l'impact de la dépense de l'Etat sur l'activité d'un secteur dont la majeure partie est tributaire des financements des collectivités : plus des 2/3 si l'on regarde l'ensemble des coûts restant à couvrir (puisque la valeur de la production est de fait la masse salariale et l'amortissement des équipements, si vous avez bien suivi) et plus de 90% si l'on retire de l'ensemble, les "opérateurs nationaux" pour ce centrer sur le réseau territorial des écoles d'art et de bibliothèques.
Du bon usage de la corrélation...
Alors parler de politique économiquement structurante de l'Etat dans ce secteur (sic!) semble quelque peu exagéré...
Nous passerons sur l'analyse des autres secteurs et sur la partie relative à la recherche d'un lien entre le développement économique et l'investissement culturel : là encore, la prudence devrait être de mise. Ce n'est pas parce qu'une corrélation est observée entre les vols de cigogne et les naissances de garçons est observée, qu'il faut en déduire que ces derniers sont apportés dans les foyers par ces charmants oiseaux !
En guise de conclusion : ce rapport a le grand mérite d'essayer de valoriser le secteur culturel. Mais fallait-il vraiment le faire ? au risque de le réduire à une production comme une autre et en oublier sa part (et sa vocation) immatérielle ? Il faudrait ne jamais oublier que l'approche financière (et non économique de fait) est souvent à l'origine d'une lecture libérale d'un secteur d'acitvité. A suivre donc...
Pour en savoir plus : la synthèse (30 pages) du rapport ou le rapport intégral (430 pages) pour les plus courageux (ou les masochistes).... mais aussi pour les plus pressés : la Gazette des Communes a publié un article sur le rapport lui-même et les réactions très éclairantes de deux experts. Bonne lecture !